TEMOIGNAGE                       

 L'Algérien a t-il perdu son nif ?

Par le sociologue Dr Ahmed Rouadjia



Le pays de l’honneur et de la dignitié à l’épreuve des faits  . La formule patriotique, chère au président de la République, Abdelaziz Bouteflika, selon laquelle l’Algérie est « le bilâd al ’izzaâ wa al karamâ » (le pays de l’honneur et de la dignité) est si belle qu’elle mérite d’être méditée.





Si je ne doute pas un instant qu’elle ne provienne directement du tréfonds de l’âme de notre Président et si je ne révoque pas en doute non plus qu’il ne puisse y croire avec sincérité et conviction, je crains cependant que le contenu de cette heureuse formule puisse être ressenti et vécu par tous les Algériens avec la même intensité et émotion. Ce que je constate, c’est que beaucoup de mes compatriotes troquent de plus en plus leur honneur et dignité contre la vénalité et la servitude. Ces deux traits deviennent un mode de fonctionnement érigés presque en vertu. Si le phénomène n’est pas généralisable à tous, il tend cependant à le devenir à mesure que la soif du gain et de la réussite s’emparent fiévreusement de tout un chacun.



Grandeurs et servitudes de l’honneur



Honneur et dignité sont justement les deux maîtres mots auxquels j’accorde, en ce qui me concerne, une valeur éminemment sacrée. J’en ai administré la preuve en écrivant un article(1), qui m’a valu une double sanction, et dans lequel j’ai dénoncé plus précisément la manière avec laquelle un chef d’établissement public bafoue l’honneur et la dignité de plus de sept ans de carrière d’un enseignant. Dans la foulée, j’ai montré comment la majorité de ces derniers qui sont censés représenter « la crème du pays », l’élite pensante de la nation, se laisse malmener et comment certains tremblotent de toutes leurs jambes à la simple vue de ce responsable imperméable à l’écoute et au dialogue serein, deux traits qui sont la caractéristique des hommes vertueux et responsables. Au nom du pays de l’honneur et de la dignité, auquel je crois dur comme fer, et aussi au nom du respect de l’homme et du citoyen tout court, j’ai dénoncé la passivité et la soumission coupables de bon nombre de mes pairs qui s’abaissent et acceptent sans broncher les propos blessants, les remarques désobligeantes, les insultes et les menaces qu’il profère à leur encontre d’une manière désinvolte. Défendre l’honneur et la dignité de son pays et donc de ses concitoyens, c’est stigmatiser la bassesse, la flagornerie, l’obséquiosité et toutes ces conduites viles faites de courbettes, de vilenies et qui sont toutes indignes de la hauteur de l’homme libre et respectueux des autres et de soi-même. Le président de la République, qui a fait de l’honneur et de la dignité son slogan favori et son principe d’action, sait-il que, à l’heure actuelle, les choses les mieux prisées et les mieux valorisées, parmi de larges secteurs de notre pays, ce ne sont pas justement l’honneur et la dignité qui furent pourtant les vertus cardinales de nos ancêtres et de nos vaillants martyrs de la Révolution, mais ce sont justement les valeurs contraires ? Aujourd’hui, la flatterie, la bassesse et l’apologie de la médiocrité sont devenues pour beaucoup des principes de conduite stratégique, et ceux qui les adoptent comme telles sont assurés de réussir leur promotion ou ascension professionnelle ou sociale. Il y a comme une inversion des valeurs et la société algérienne semble marcher plutôt à l’envers qu’à l’endroit. Nos valeurs traditionnelles sont bousculées et la notion même de l’honneur et de la dignité a perdu la valeur et le sens qu’elle avait naguère. Aujourd’hui, elle est obsolète. Une autre valeur se trouve gravement frappée d’anathèmes : c’est l’esprit critique saisi au sens de lucidité et d’examen sans complaisance des faits. La critique constructive est enveloppée d’opprobre et stigmatisée comme un attentant contre l’ordre établi. Elle est associée à la diffamation, comme en témoigne le nombre de journalistes poursuivis pour ce motif souvent fallacieux. Il en est de même de simples employés qui sont suspendus ou révoqués injustement de leur emploi pour des raisons identiques(2).



L’apologie de la servitude ou l’honneur perdu…



Le citoyen, qui ne courbe pas l’échine devant son chef hiérarchique, qui ne lui dit pas : « oui, oui Monsieur ! », dès lors même que celui-ci a tort ; qui veut se montrer rigoureux et appliqué dans son travail, qui n’accepte pas l’humiliation qui récuse la flatterie et la servilité, s’expose à coup sûr à d’impitoyables sanctions, dont la plus extrême est le licenciement. Si le respect de la hiérarchie, de l’autorité, de l’ordre et de la discipline sont plus qu’indispensables et que nul homme sensé ne saurait contester la légitimité, il n’en est pas de même de l’abus de pouvoir qui est le contraire de l’ordre civilisé. Confondre l’autorité qui tire sa légitimité des lois et du prestige du chef avec autoritarisme fondé sur l’abus de pouvoir, c’est confondre ciel et terre. Aujourd’hui, cet abus de pouvoir que l’on constate un peu partout provoque des ravages terribles dont les plus saillants sont l’acceptation résignée de l’humiliation et des vexations. Humiliations qui atteignent directement l’honneur et la dignité de l’être profond de l’homme. Ceux qui supportent d’avaler les couleuvres et les avanies sont assurés d’avoir une place relativement enviable dans notre société aux membres fragilisés par la précarité et les incertitudes des lendemains qui déchantent, mais ceux qui, au contraire, tiennent à l’honneur, à la dignité et à la réhabilitation des valeurs ancestrales, sont voués plus que jamais aux gémonies. Quiconque veut atteindre les cimes de la « gloire », de l’ascension sociale, voire même la promotion politique, il n’est de meilleure façon d’y arriver que de flatter l’ego de son chef et de lui répéter sans honte ni gêne : vous êtes, Monsieur, le plus beau, le meilleur, le plus grand ! De cette manière, on est garanti d’avoir toutes les chances de son côté pour réussir sa percée politique, culturelle ou artistique. Adopter un profil bas, toujours plus bas, c’est une belle tactique de reculer pour mieux sauter. L’on comprend pourquoi les effectifs des « béni-oui-oui », réminiscence de l’époque coloniale, ne cessent de croître à mesure que les valeurs morales et éthiques, comme l’honneur, le respect de la parole donnée, de soi-même et des autres s’effacent et s’érodent devant l’apologie de la bassesse, de l’avilissement et de la vénalité qui sont les traits caractéristiques de l’homme privé d’honneur et d’âme noble. Honneur bafoué, compétence et esprit critique combattus comme « hérésie » Si je tiens, comme à la prunelle des mes yeux à ces valeurs de l’honneur et de la dignité, valeurs que je partage entièrement avec le président Bouteflika, je demeure néanmoins fort pessimiste lorsque j’observe avec tristesse la manière avec laquelle beaucoup de mes concitoyens foulent au pied ces valeurs sacrées. Ces hommes qui se courbent et qui s’avilissent, qui flattent et qui se rabaissent sans vergogne devant leurs égaux, me révulsent et me rendent plus lugubre qu’une maison démeublée. Pensif, je me dis : comment sommes-nous tombés si bas ? Pourquoi hisse-t-on la flagornerie au rang des vertus ? Et pourquoi ceux qui détiennent des pouvoirs, petits ou grands, s’accommodent-ils de ces courtisans et de ces flatteurs de bas étage ? Je me pose aussi la question de savoir comment on peut créer un citoyen actif et responsable qui s’honore et honore son pays, quand il accepte de se dessaisir de ces vertus que sont le respect de soi-même et des autres, l’élévation de l’âme, la droiture et la rectitude du jugement ? Il y a d’autres valeurs qui, après l’honneur et la dignité, sont de moins en moins prisées en notre pays : la compétence et l’esprit critique. Deux valeurs qui font peur et qui dérangent les tenants des positions acquises, bien ou mal. La compétence est vue par ses contraires, telle l’incurie, comme une menace de déstabilisation, tandis que la critique constructive au sens d’examen et d’évaluation des choses à leur juste valeur est perçue comme une diffamation au sens du code pénal. Si la compétence effraye ceux qui ne la possèdent pas, la critique, elle, est d’emblée assimilée à un délit passible de condamnation pénale. L’exemple qui suit illustre jusqu’à la caricature cette lecture erronée des mots et des concepts.



La loi et la réglementation administrative détournées de leur objet



Dans quel cas la suspension d’un fonctionnaire s’applique ? Dans le cas seulement où le fonctionnaire commet une faute particulièrement grave. Cette mesure est prise à son encontre, lorsque pèse sur lui une suspicion ou des présomptions sérieuses, telles que le manquement à des obligations professionnelles. Le statut général de la Fonction publique de 2006 précise que la suspension n’ a eu lieu que lorsque la faute professionnelle commise est susceptible d’entraîner une sanction du quatrième degré ou lorsque le fonctionnaire fait l’objet d’une poursuite pénale ne permettant pas son maintien en fonction (article 174). Or, en ce qui concerne mon cas, cet article argué par le recteur ne m’est pas applicable, puisque je n’ai commis aucune faute grave attestée, de nature professionnelle ou déontologique. L’interprétation qui en a été donc donnée est spécieuse et relève plus du « délit d’opinion »et de l’arbitraire que d’un manquement grave à mes obligations professionnelles. Cet article a été donc sciemment détourné de son objet, dénaturé et utilisé à des fins autres qu’aux manquements graves aux obligations professionnelles définies par les textes. L’article 173 est clair et ne se prête à aucune équivoque. Il précise sans ambages que lorsque le fonctionnaire est suspendu en raison d’une faute du quatrième degré et lorsqu’il n’est pas reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés ou encore lorsque le conseil de discipline ne s’est pas réuni dans les délais prescrits, « il est rétabli dans ses droits et la quotité de rémunération qui a été prélevée lui est reversée ». C’est dire que « le nouveau statut entend prévenir contre tout éventuel abus dans le recours à la suspension au regard de ses effets fâcheux sur la situation du fonctionnaire même s’il ne s’agit que d’une mesure temporaire ».(3) Ce nouveau statut constitue un progrès en matière de jurisprudence.



Une double peine comportant un vice de forme et de fond



Il innove dans le domaine de la protection du fonctionnaire lésé et lui offre tout un arsenal juridique qui lui permet de se défendre contre les mesures de sanctions arbitraires. Mais dans la pratique, ce statut se heurte quelquefois aux lois informelles, au viol de la lettre et de l’esprit de la loi, comme en témoignent bon nombre d’exemples. La sanction, je le répète, qui m’a été infligée, est non seulement injuste au sens obvie du mot, mais elle comporte, d’un point de vue du droit, un vice flagrant de forme et de fond. En me suspendant de ma fonction avec privation de salaire au motif fallacieux de diffamation, M. le recteur n’a respecté ni les formes ni les règles disciplinaires. Pourquoi n’a-t-il pas fait appel au conseil de discipline avant de me suspendre ? Les statuts de la Fonction publique derrière, lesquels il s’abrite sans les observer de manière scrupuleuse, disposent que si le droit de sanctionner est légitime dans le cas d’une faute grave, ce droit ne doit pas moins obéir à des règles et à des procédures préalables telles que le recours au conseil de discipline ou à la commission paritaire, composée de l’administration et des pairs. Ces deux instances constituent une garantie fondamentale que le fonctionnaire, même fautif, a le droit de solliciter. Les textes prévoient que les sanctions les plus graves doivent faire l’objet d’un examen par le conseil de discipline et que le fonctionnaire fautif a le droit de se défendre et d’être défendu par ses pairs devant une instance paritaire, dont l’article 169 précise le mode d’emploi et les modalités d’application. Comme son nom l’indique, la parité a pour finalité de garantir l’indépendance et l’impartialité de la procédure, de manière à ce que le fonctionnaire ne soit pas victime d’une décision unilatérale de l’administration. Or, ces procédures ont été transgressées par le recteur, puisqu’il n’a pas daigné me présenter devant ces instances, comme si elles n’avaient aucune valeur à ses yeux. En ce sens, la double sanction qu’il m’a infligée comporte un double vice : celui de la forme et du fond. Aux yeux des textes législatifs, elle est nulle et non avenue. Si l’on se fonde sur l’esprit et la lettre de la loi, le recteur l’a violée de manière allègre. Il s’est substitué de son propre chef au conseil de discipline et à la commission paritaire avant de se faire juge et partie à la fois. Puisqu’il a donné son verdict avant que la justice ne statue sur la diffamation supposée. En concentrant entre ses mains tous ces pouvoirs de sanctionner et de juger, le recteur semble ne rencontrer aucune limite, aucun contre-pouvoir, que celui dont il s’est investi lui-même. De ce sentiment de « puissance » que lui procure sa fonction de recteur, il fait fi de la loi qui est pourtant faite pour limiter les abus du pouvoir. C’est ce qui explique pourquoi il n’a nullement jugé nécessaire de saisir le conseil de discipline prévu par l’article 166 du nouveau statut de la Fonction publique, article que le recteur a violé encore en passant outre. D’après cet article, la saisine du conseil de discipline ressort de la compétence de l’autorité investie du pouvoir de nomination et qui dispose de 45 jours pour faire comparaître devant cette instance le fonctionnaire fautif. Mais passé ce délai à compter de la date de la faute constatée, celle-ci est prescrite. Or, là encore le recteur a omis complètement de respecter cette disposition, ce qui m’a privé de la possibilité de me défendre devant mes pairs. (A suivre)



Notes de renvoi

(1) Voir notre article : « L’université algérienne, en général, et celle de M’sila, en particulier » in El Watan, 10 mai 2008.
(2) Lire la lettre publiée par la citoyenne Chaou Zohra sous le titre « Harcèlement » où elle fait état de sa suspension de son poste de cadre commercial au motif de « propos diffamatoires » lui ayant été imputés par son chef hiérarchique (El Watan 4 mars 2009, p. 21).
(3) Lire Les garanties disciplinaires dans le statut de la Fonction publique d’Essaïd Taib in Revue Conseil d’Etat Séminaire international sur le contentieux de la Fonction publique, organisé les 2 et 3 juin 2007, p.106.



Par Dr Ahmed Rouadjia  El Watan